Souvent j’ai pensé à cette fresque du tombeau de Touthankamon représentant Noüt, déesse de la voûte céleste, figure féminine qui décrit un arc de cercle surplombant et englobant hommes, bêtes et choses. Ce sentiment de l’arche me vient peut-être d’elle dans ma sculpture.
Il n’est pas possible de verbaliser ce que l’on a tenté de faire dans une œuvre plastique. Je ne m’y risquerai pas ; mais parfois certaines évidences surgissent au cours du travail ; par exemple, il m’est apparu que la forme que je travaillais était pour moi une déchirure, une brèche dans cet espace précisément où nous vivons et que nous ignorons. La forme spatiale et cette déchirure qu’elle inflige font surgir ce lieu totalement abstrait où reposent toutes choses. Construire une forme qui ressemble à un corps humain au sein de ce lieu complètement inconnu qu’est l’espace à trois dimensions, c’est une entreprise étrange et dont les fruits sont toujours des miettes, des fragments, des directions prises et puis abandonnées et recommencées. C’est sans doute pour ces raisons que j’ai fabriqué cette sculpture à partir du vide. J’ai utilisé la cire (qui ne nécessite pas d’armature comme la glaise) et j’ai travaillé par morceaux successifs, enrobant le vide avec la feuille de cire, sans suivre de direction préétablie, progressant en aveugle parmi les innombrables combinaisons de l’espace.
L’idée que je me fais de la sculpture est un peu particulière, en ce sens qu’elle ne doit pas être totalement incarnée mais doit posséder cette immatérialité qui peut exister dans le dessin. Je crois avoir, en ce sens, toujours cherché à anéantir une des données fondamentales de la sculpture : la masse physique et la pesanteur. Je ne vois surgir la vie des formes que lorsqu’elles brisent leurs liens naturels et qu’elles semblent être générées par l’espace qui les contient. A une certaine étape, la sculpture n’avait pas de jambes, et maintenant elle n’a toujours ni bras ni tête : l’idée de « compléter » est quelque chose dont j’ai préféré me passer autant que de celle de la pesanteur.
La vraie raison à cela est sans doute ce vieux rêve sculptural qui veut que le modelé d’ombre et de lumière soit l’unique maître, le seul guide à décider où commence la forme et où elle s’achève. Ce qui implique, à la fin, que la figuration humaine tende à devenir une « surprise ». Et c’est vrai que cette sculpture est faite de fragments qui successivement s’emboîtent et finissent par figurer un corps sans qu’il y ait eu de proportions anthropomorphiques qui aient préexisté au travail. La représentation humaine est pour moi d’une extrême importance – en art c’est de nous qu’il s’agit – mais je ne peux la concevoir que comme quelque chose qui surgit et me surprend.
Je voudrais maintenant revenir quelques années en arrière pour évoquer un peu de mon parcours. J’ai commencé par le dessin et cela dans un sens chronologique, mais également, absolu, car si j’avais à me définir brièvement, je dirais que je suis dessinateur.
[*2] Ce dessin- d’assez grand format- qui comporte une suite de personnages, a été important pour moi. Je pense que je cherchais surtout à fabriquer une sorte de modelé « ininterrompu ». Peut-être l’analogue de ce que serait la fugue en musique. Une manière de ne travailler que sur les densités de clair-obscur en restant perpétuellement continu. Il s’agit de modeler et, je dirais presque, de moduler. J’ai toujours abordé le dessin sous cet angle, c’est-à-dire d’abord et avant tout, comme du modelage, et comme une sorte de continuum d’espace qui ne cesse pas de se recommencer, de se poursuivre, et qui ne supporte jamais la clôture, la ligne, le terme.
Le travail de dessin et de peinture s’est poursuivi à travers ce thème des personnages à terre [*3] (ils tombent ou se relèvent, ambiguïté qui doit avoir un sens que j’ignore). En les revoyant je m’étonne presque de voir le rapport thématique avec ce que je travaille actuellement en sculpture. Il y avait là un élément qui m’apportait beaucoup, c’est l’intensité qu’impose le rapport au sol, à la terre. C’est aussi un rapport à la chute et à l’élévation, bref, un rapport compliqué avec la pesanteur. Quant au personnage lui-même, de par son horizontalité, il devenait pour moi un paysage entier, avec ses creux, ses montagnes, ses vides.
Je désire m’attarder ici sur l’idée de série. Comme vous le voyez, mon travail se présente par séries ; or il y a beaucoup de façons d’envisager ce qu’est une série. Il y a celle de Francis Bacon par exemple, pour qui le fait de lire plusieurs images en série a un sens. Il les conçoit par séries. Et puis il y a beaucoup d’artistes contemporains qui développent un concept à travers la série, et qui créent une progression. Pour moi la série est encore autre chose. Lorsque je reprends un thème que j’ai déjà travaillé sur une sculpture, ce n’est pas pour en faire une deuxième, c’est pour refaire la première. C’est l’insatisfaction vis-à-vis du résultat qui motive ce phénomène. Ce qui finit par faire série, ce sont en réalité des tentatives différentes vers le même but ; la série se forme toute seule parce que la vision originelle de départ est en demande d’un réajustement.
J’ai travaillé aussi ce thème d’un personnage qui monte sur une échelle [*4]. Là encore se poursuivait le même dialogue avec la pesanteur. J’envisageais un peu la figure comme une coque sculptée et vide à l’intérieur, qui naissait du vide et y retournait. Cette coque avait la possibilité d’être inachevée, ou achevée, c’est la géométrie de l’espace qui devait décider. Je commençais un fragment et le poursuivais dans le sens de la figure, et soit il se prolongeait, soit il se stoppait et retournait au néant. J’articulais les plans comme des facettes pour construire mon édifice- un principe extrêmement Cézannien – mais qui m’a mené droit à la sculpture.
Pour moi, en effet la grande synthèse a été la sculpture. Je ne m’étais pas aperçu qu’en dessinant, en peignant, je la pratiquais déjà depuis un moment. Au début, j’ai repris le thème des personnages à terre mais presque comme des bas-reliefs.La tête et l’épaule n’étaient qu’une coque suspendue dans l’espace [*5].
Très vite j’ai été littéralement obsédé par le thème de cette femme en suspens dont je vous parlais au début, et presque tout mon travail s’est organisé autour de cette vision [*6], comme il continue de le faire actuellement et le fera pour longtemps.
Souvent ces sculptures apparaissent comme des fragments… Je ne fais pas grande différence entre fragment et totalité. Je ne recherche pas le fragment, mais je ne refuse pas la totalité. Et je désire ardemment que la totalité apparaisse comme un fragment et le fragment comme une totalité.
Mais il y a un autre problème plus important derrière cela. Ça n’a l’air de rien mais je pense que c’est fondamental : la sculpture au sens classique telle que Rodin et même Picasso ou Brancusi l’ont pratiquée, débute toujours par ce que l’on appelle dans le métier « masser », c’est à dire placer les grandes masses, les grands plans de l’œuvre à venir, et elle se poursuit en affinant constamment ces grands plans par de petits plans. Comme dirait Bourdelle « c’est de la logique ». Et ils ont raison, c’est le parcours le plus logique.
Le problème pour moi c’est que cette logique ne me convient pas pour une raison très simple, c’est que si l’on place les grands plans au début, le dessin est alors quasiment installé. Or, ce que je recherche, c’est précisément le dessin ; et le dessin je ne le connais pas au départ. Je cherche à le découvrir. Je ne pars donc jamais de la totalité pour aller au fragment, mais bien du morceau qui, ajusté à d’autres morceaux, finit par installer des rapports qui vont créer une sorte de totalité éphémère, totalité dont j’avais bien entendu une sorte de pressentiment au départ. C’est très proche du travail du dessin : on part de la page blanche ; là, je pars du vide existant qui est la base de tout, et à l’intérieur de ce vide même, sans avoir rien esquissé, j’arpente la forme, je la mesure, sans savoir vraiment où elle ira, je la démolis la plupart du temps, jusqu’à ce qu’une articulation des plans finisse par avoir un sens. Et ce sens, c’est le dessin.
Je voulais finir en évoquant quelque chose qui est à la racine de tout mon travail : je dirais que c’est l’outil grâce auquel j’avance, et sans lequel je ne sais même plus ce que c’est qu’une forme, et cet outil si précieux s’appelle « le modelé ».
Quelques jours avant sa disparition, Degas, déjà sur son lit de mort, saisit très violemment le bras d’une jeune femme qui se trouvait là, lui relève la manche furieusement et se met à contempler très attentivement ce bras baigné dans la lumière. Ce que Degas regardait si passionnément pour la dernière fois, c’est encore cela, c’est le modelé.
Je pense que chaque artiste a une manière propre de ressentir l’espace, soit par la structure, soit par l’arabesque, soit par les plans, c’est sans fin. Certains ont la chance d’être outillés d’une large palette de possibilités, d’autres pas. J’ai été amené à comprendre que mon mode d’approche de l’espace se situe toujours sous l’angle du modelé. Et je retrouve là, sans doute, ce dont je vous parlais à propos des dessins : ce qui m’obsède c’est l’idée d’un modelé ininterrompu, d’une modulation infinie, et le modelage sculpté est extrêmement en phase avec ce principe. Le modelé est le vrai créateur de l’ombre et de la lumière, et en même temps, il n’est qu’une peau tendue sur l’immense vide de l’espace, il en a la fragilité et la puissance.
Pierre-Edouard 2008





